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Le Magnetisme Animal

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CHAPITRE XI

Les paralysies par suggestion. — L'anesthésie.

I

L'étude des paralysies par suggestion ouvre à la psychologie des horizons complètement nouveaux; ces faits déconcertent le psy­ chologue, ils échappent à toutes les lois mentales qu'il a posées, ils refusent d'entrer dans le cadre trop étroit de ses classifications. Consultez un livre classique de psychologie, vous y retrouverez les trois grandes divisions de la sensibilité, de l'intelligence et de la volonté; dans aucune de ces divisions les paralysies psychiques ne trouvent leur place. Le mot m ê me de paralysie psychique est nouveau; on ne l'a guère employé jusqu'ici que comme une métaphore; quant à la notion de ce fait, on ne la retrouve dans les auteurs qu'à l'état d'ébauche. Il a fallu que la méthode expé­ rimentale par l'hypnotisme fût appliquée pour nous révéler l'existence et l'étendue de la paralysie par suggestion. Nous sa­vons aujourd'hui qu'elle peut frapper toutes les parties du méca­nisme psychique, la sensation, l'image, la mémoire, le raison- nement, la volonté, la motilité, etc.; elle est, en un mot, coextensive à toute l'intelligence. Les livres classiques de psychologie, qui ne parlent pas des paralysies psychiques, oublient la moitié de l'his­ toire de notre esprit; ils décrivent les formes actives, impulsives de l'intelligence, sans se douter que les formes passives, négatives, sont aussi nombreuses; ils représentent, dans l'esprit, le côté de la lumière, sans se douter qu'il existe aussi le côté de l'ombre.

A plusieurs reprises nous avons rencontré les paralysies par suggestion au cours de ces études. Nous avons vu que l'action d'un esthésiogène sur une hallucination bilatérale la détruit et la remplace par une anesthésie correspondante. De même, quand on soumet à l'action magnétique un mouvement bilatéral, c'est encore la paralysie correspondante qui se produit. On peut remarquer encore que, lorsqu'on met an terme par suggestion à une hallucination ou à un acte, ces phénomènes actifs, en dispa­raissant, font place à des paralysies qui en représentent la forme négative. Nous allons maintenant étudier ces paralysies, telles qu'elles se manifestent à la suite d'une suggestion directe.

On peut par suggestion abolir la sensibilité. Cette anesthésie suggérée est un fait qui est connu depuis longtemps, et qui a été utilisé quelquefois pour certaines opérations chirurgicales. L'un de nous a pu, grâce à la suggestion, ouvrir un abcès tubérreux de l'aisselle sans provoquer de douleur. Rien n'est plus saisissant que cette abolition de la douleur par la suggestion. L'anesthésie peut être assez profonde pour que le sujet croie à l'absence com- plète du membre: elle peut intéresser non seulement la sensibilité générale du corps, mais les sens spéciaux; rien ne serait plus facile que de rendre certains sujets complètement aveugles par suggestion; mais l'opérateur doit se garder prudemment de faire des expériences aussi graves, dans la crainte de ne pas pou­ voir en supprimer les résultats.

Nous nous occuperons spécialement des anesthésies systéma­ tiques, que M. Bernheim et quelques auteurs après lui ont eu le tort d'appeler hallucinations négatives.

La définition de l'anesthésie systématique présentant des difficul­ tés spéciales, il nous parait utile de l'ajourner et de la remplacer provisoirement par une description, que nous ferons aussi com­plète que possible. Nous suggérons à une malade en somnam­ bulisme qu'à son réveil elle ne ver» plus l'un de nous, M. F..., mais qu'elle continuera à entendre sa voix. A son réveil, M. F.., se place devant elle; elle ne le regarde pas. Il lui tend la main; elle ne fait aucun geste. Elle reste tranquillement assise dans le fauteuil où elle vient de se réveiller; nous sommes assis sur une chaise, à côté, et nous attendons. Au bout de quelque temps, la malade s'étonne de ne plus voir M. F..., qui était tout à l'heure d ans le laboratoire; elle nous demande ce qu'il est devenu. Nous répondons: « Il est sorti; vous pouvez retourner dans votre salle. » M. F... va se placer devant la porte. La malade se lève, nous dit bonjour, et se dirige vers la porte. Au moment eù elle va saisir le bouton, elle se heurte contre le corps invisible de M. F... Ce choc inattendu la fait tressaillir; elle essaye de nou­ veau d'avancer, mais rencontrant la même résistance invisible et inexplicable, elle commence à avoir peur, et refuse de s'approcher de nouveau de la porte.

Nous saisissons alors sur la table un chapeau, et nous le mon­ trons à la malade; elle le voit parfaitement bien et s'assure avec ses mains comme avec ses yeux que c'est un corps réel; puis nous le plaçons sur la tête de M. F... La malade voit le cha­ peau comme suspendu en l'air; aucun terme ne saurait peindre son étonnement. Mais sa surprise arrive à son comble quand M. F... enlève le chapeau de sa tête et la salue à plusieurs repri­ ses; elle voit le chapeau décrire une courbe en l'air sans que rien l e soutienne, A ce spectacle, elle déclare que « c'est de la phy­sique » et suppose que ce chapeau est suspendu par un fil. Voi­ là qu'elle monte sur une chaise pour chercher à toucher ce fil, mais elle ne parvient pas à le trouver. Nous prenons encore un manteau et nous le passons à M. F..., qui l'endosse; la malade qui contemple fixement ce manteau avec un regard émerveillé le voit s'agiter en l'air et prendre la forme d'un individu. « C'est, dit-elle, comme un mannequin dans lequel il y aurait du vide. » A notre vois, les meubles s'agitent et roulent avec fracas d'un bout de la pièce à l'autre (c'est tout simplement M. F... invi­ sible qui les déplace). Des tables et des chaises se renversent, puis l'ordre succède au chaos, les objets se remettent à leur place; les os désarticulés d'une tête de mort, qui se sont épar­pillés sur le sol, se rejoignent et se ressoudent; un porte-mon­ naie s'ouvre tout seul, et il en sort des pièces d'or et d'argent.

Nous engageons alors la malade à se rasseoir dans son fau­teuil et nous nous plaçons à côté d'elle, pour la soumettre à quelques expériences d'un caractère plus paisible; nous allons voir comment elle s'y prend pour expliquer quelques faits que l'invisibilité de M. F... rend inexplicables. M. F.... se place derrière elle, et, pendant qu'elle cause tranquillement avec nous, il lui touche tantôt le nez, tantôt les joues, le front, le menton... Chaque fois, la malade porte la main à son visage, naturellement, sans faire aucun geste d'effroi. Nous lui deman­ dons pourquoi elle se porte les mains à la figure; elle répond qu'elle a des démangeaisons, t'es douleurs: c'est pour cela qu'elle se gratte. L'assurance et la tranquillité de son langage sont la chose du monde la plus curieuse. Nous la prions de don- ner un violent coup de poing dans le vide. Au moment ou elle lève le bras, M. F.... le lui arrête, Qu'y a-t-il? demandons-nous. — C'est comme une crampe, répond-elle. Ainsi, on ne la prend jamais en défaut. Elle explique tout, elle explique toujours, elle explique quand même. Ce besoin d'explication, qui existe à l'état normal, est poussé à outrance dans les expériences qu'on provoque par suggestion.

Tel est le phénomène de l'anesthésie systématique, dans ses grandes lignes. Quelques points de celte description méritent d'être précisés. D'abord quelle est l'étendue de l'anesthésie sys­ tématique ? Si on a rendu invisible un petit objet, par exemple un crayon, c'est ce crayon seul que la malade ne voit pas. Son anesthésis a des limites fixes, une étendue invariable. Il n'en est pas de même lorsqu'on abolit la perception d'un objet plus complexe; alors tout ce qui se rattache indirectement à l'objet est envahi par l'anesthésie. Si la suggestion a rendu invisible un porte-monnaie, il arrive que la malade ne voit pas les pièces de monnaie qu'il renferme, lorsqu'on les est sort. Quant c'est une personne qui est supprimée, la malade ne voit ni la personne, ni les vêtements qu'elle porte, ni même, ce qui est plus curieux, les objets qu'elle tire de sa poche: un mouchoir, une montre, une clef. Mais ce sont là des résultats fort variables, qui changent d'un sujet à l'autre, Quant à l'objet même dont la perception est supprimée, on ne peut pas dire qu'il est comme s'il n'était pas. Sa présence se traduit toujours par certains signes. Par exemple, si on suggère à une malade qu'elle ne voit plus la lumière du jour, sa pupille n'en réagit pas moins quand on lui tourne les yeux du côté de la fenétre (Philips). De même, nous avons vu qu'on peut, avec un aimant rendu invisible par suggestion, pro­ duire chez, certains sujets le transfert et la polarisation. De m ê me encore, une personne rendue invisible par suggestion peut en­ dormir le sujet au moyen de passes (Beaunis). Il y a plus; l'objet supprimé continue à agir sur la sensibilité consciente du sujet, {tendez par exemple un flacon invisible, dites au sujet: « Vous ne verrez plus ce flacon; vos doigts ne le sentiront plus; quand on le fera résonner, vous n'entendrez rien; il n'existera plus. » Puis réveillez le sujet et mettez-lui le flacon entre les mains. Il est vrai que la malade ne le voit pas et n'en sent pas le contact. Mais si elle est intelligente, elle ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle a quelque chose entre les mains, car toutes les fois qu'elle essaye de les rapprocher elle rencontre une résistance. Nous avons une de nos malades qui arrive même, en étudiant le sens de cette résistance, à reconnaître la forme ronde du flacon invisible. Il y a ta une curieuse dissection du sens du toucher et du sens musculaire.

Pour achever le tableau, nous voulons insister sur an second point. L'objet invisible cache-t-il ceux qui sont placés derrière lui? Cela arrive quelquefois. Quand on met un binocle sur le nez de M. F... invisible et que M. F... tourne le dos à la malade, le binocle disparait. Mais le plus souvent, l'objet invisible ne couvre pas pour l'œil de la malade les objets situés plus loin sur la même ligne de visée; il ne crée pas une lacune appa­ rente dans son champ visuel. Le sujet croit voir l'objet caché comme il voit les autres. Si M. F... se place devant la porte de sortie, la malade soutient qu'elle voit le bouton de porte, et elle fait le geste de le saisir. Il est vraisemblable qu'elle s'hallucine spontanément pour combler la lacune que produit l'objet invisible dans son champ visuel. Cet effet d'auto-suggestion rappelle un fait physiologique connu de tout le monde; il existe normale­ ment, dans notre champ visuel, une lacune, une tache aveugle, correspondant à la papille du nerf optique; seulement on ne s'aperçoit pas, sans des artifices d'expérience, de l'existence de cette tache, parce qu'on la remplit avec les couleurs des objets environnants.

H est à peine besoin d'ajouter que, malgré les apparences con­ traires, l'objet invisible fait réellement office d'écran, et que la malade ne peut pas voir à travers cet écran ce qui se passe der­ rière. Si nous nous plaçons derrière M. F... invisible, la malade soutient qu'elle continue à nous voir, mais elle ne peut pas dire exactement quels sont les gestes que nous faisons.

Pour terminer cette description toute superficielle de l'anes-th ésie systématique, il reste à en démontrer la réalité, car tous les phénomènes qui précèdent pourraient être le résultat d'une habile simulation; ils ne contiennent aucun de ces caractères somatiques, objectifs, qui excluent complètement le soup ç on de la fraude. Mais il est un moyen de s'assurer que la malade ne trompe pas. On sait que le bruit assourdissant produit par le gong chinois plonge on certain nombre d'hypnotiques en cata- lepsie; deux malades, actuellement soumises à notre observation, sont de ce nombre. Pendant le sommeil hypnotique, nous leur inculquons l'idée qu'à leur réveil elles ne verront plus le gong, ni le tampon qui sert à le frapper, et qu'elles n'entendront plus l e bruit de leur choc. En d'autres termes, on leur suggère une anesthésie systématique ayant pour objet le gong. A leur réveil, après s'être assuré que l'anesthésie persiste, on rapproche le gong de leur oreille, ce qu'elles laissent faire sans témoigner leur effroi habituel, et on frappe un coup très violent. — Pas de cata­ lepsie. La malade ne bronche pas. Elle a seulement un léger mouvement de surprise; elle déclare qu'elle a entends quelque chose comme un coup de vent dans une cheminée. On peut faire sur-le-champ la contre-épreuve en rendormant la malade et eu lui rendant la perception de l'instrument. Un coup beaucoup moins violent la plonge alors dans une catalepsie profonde.

Dans une nouvelle expérience, nous avons encore supprimé le gong dont les effets sont restés absolument négatifs pendant onze jours consécutifs; puis l'effet de la suggestion a disparu spontanément.

Une autre expérience peut être indiquée en faveur de la sincérité de ces anesthésies. Une de nos malades a, de chaque côté des régions mammaires, une zone hystérogène dont la pression provoque immédiatement une attaque. L'un de nous se rend invisible par suggestion et supprime en même temps la sensa­ tion de contact que son approche peut provoquer: il peut ensuite comprimer énergiquement les zones hystérog è nes sans que la malade tombe ni même fasse aucun mouvement de défense; elle se plaint seulement d'un sentiment vague d'oppression. Elle recule, au contraire, avec effroi, dès qu'une autre personne approche la main des mêmes zones.

Quelle est la durée de l'anesthésie systématique? Les renseigne- ments que nous avons pu recueillir sur ce point sont encore très incomplets. Très souvent, la durée est de plusieurs jours. Chez nos malades, qui sont toutes des hystériques. L'effet de la suggestion est balayé par une attaque. Cependant nous avons observé à plusieurs reprises des anesthésies portant sur de petits objets, montres, crayons, etc., qui duraient plusieurs mois. Le mode de disparition présente par lui-même un caractère remarquable. Quand on vient de rendre une personne invisible, le sujet ne la voit pas et ne la reconnait pas; mais peu à peu, à mesure que le temps s'écoule, l'anesthésie s'affaiblît. Alors, chose tres curieuse, la malade commence par percevoir la personne invisible, sans la reconnaitre, et ce n'est que plus tard, par une sorte d'évolution ascendante, que l'acte de reconnaissance a lieu. Ainsi, M. F..,, qui avait été pris pour objet d'expérience dans les observations que nous venons de relater, redevint visible pour la malade trois ou quatre jours après la suggestion, mais elle ne le reconnaissait pas; elle le prenait pour un étranger visitant le ser­ vice de la Salp ê trière. L'un de nous a montré ailleurs l'importance psychologique de ces phénomènes (I).

Nous avons vu récemment chez un autre sujet, la nommée Cle ..., un fait inverse du précédent. C'était la première fois qu'on la soumettait à une expérience d'anesthésie. On lui suggéra, pen­ dant le somnambulisme, qu'au réveil elle ne verrait plus M. C... un des assistants, dont elle connaît le nom. A son réveil, elle le vit, mais ne le reconnut plus. Elle avait en même temps perdu le souvenir de son nom et de son existence.

Quelques minutes avant, on avait donné à cette malade l'hal­ lucination du portrait de ce même M. C... sur un carton blanc. On lui fit alors regarder ce carton, et en comparant plusieurs fois le portrait à la personne, elle arriva bientôt à reconnaître M. G... L'anesthésie systématique fut donc détruite par le rappel du souvenir, de m ê me que dans certains cas on peut détruire une paralysie par le rappel du mouvement.

Ce serait une erreur de croire que l'anesthésie systématique consiste uniquement dans un trouble sensoriel; chez nos malades, nous avons souvent constaté que ce trouble suggéré devient facilement le point de départ d'un délire. Ainsi, un jour nous donnons à l'hypnotique la suggestion qu'elle ne voit plus M. F..., mais qu'elle continue à entendre sa voix. A son réveil, la malade, en entendant la voix de l'invisible cherche partout dans la salle pour trouver la cause de ce singulier phénomène, et nous interroge avec une certaine inquiétude. Nous lui disons en plaisantant: « M. F... est mort; son â me est présente; elle vous parle. » Il est bien probable qu'à l'état normal la malade, qui est intelligente, aurait pris cette plaisanterie pour ce qu'elle valait Mais elle était sous l'empire de la suggestion d'anesthésie; elle accepta facilement notre explication. Bient ô t la voix de M. F... s'él è ve de nouveau; il raconte qu'il est mort la nuit dernière, et qu'on vient de transporter son corps à l'amphithéâtre; la malade joint les mains, sa figure s'attriste. Elle nous demande quand on doit l'enterrer; elle a l'intention d'assister au service religieux. « Pauvre garçon ! dit-elle, ce n'était pas un méchant homme. » La voix se fait encore entendre. M. F..., voulant voir jusqu'où la crédulité du sujet peut aller, pousse des gémissements; il se plaint de l'autopsie qu'on a pratiquée sur son corps, etc. La scène devient lugubre. Sous le coup de l'émotion, la malade se renverse en arrière, et ébauche le commencement d'une attaque, que nous arrêtons immédiatement par la compression ovarienne. Cette observation nous montre que lorsqu'un sujet reste, après son réveil, en puissance de suggestion, il n'est pas, malgré les apparences contraires, revenu à l'état normal; la suggestion d'anesthésie a introduit le trouble dans son intelligence et exerce une action suspensive sur son jugement et son sens critique.

Il

Pour faire comprendre la nature de l'anesthésie systématique, il nous semble nécessaire de la comparer aux troubles spontanés de l'hystérie qui lui ressemblent. Il est fréquent de rencontrer chez les hystériques des paralysies de la sensibilité. Suggérée ou spon­ tanée, l'anesthésie hystérique possède un curieux caractère: ce caractère est surtout bien visible dans l'anesthésie pour les cou­leurs ou achromatopsie.

Supposons une hystérique dont l'œil gauche présente une achromatopsie complète, s'étendant à toutes les couleurs. Si on lui montre un carré rouge, en lui fermant l'œil droit, elle voit ce carré en noir ou en gris; la perception consciente du rouge ne se fait pas. Cependant, le rayon rouge émis par l'objet exerce bien son action spéciale sur le centre visuel de la malade, car si on la prie de regarder fixement pendant un instant, et en fermant l' œi l droit, ce carton rouge qui lui parait gris, an bout de quelque temps, elle obtiendra, comme image consécutive, un carré vert. Ainsi le rouge invisible a déterminé ta production de la couleur complémentaire visible. Maigre l'achromatopsie, les couleurs produisent chez l'hystérique des images consécutives correctes. Cette curieuse expérience, qui a été faite il y a déjà plusieurs années par M. Regnard, peut être variée de plusieurs façons; ainsi on constate que, malgré l'achromatopsie, le rouge invisible mélangé à du vert visible donne du blanc, etc.. M. Regnard a tiré de ces faits cette conclusion assez vraisemblable que l'achromatopsie hystérique ne résulte pas, comme le veut la théorie de Helmholtz d'une lésion des éléments rétiniens, mais d'une modification du centre visuel.

Nous avons cru qu'il était important de savoir si l'achromatopsie suggérée présente les m ê mes caractères que l'achromatopsie réelle (1), Nous rendons invisible un carré de papier rouge, nous prions la malade d'en fixer le centre, et elle voit en image consé­ cutive un carré vert. L'essai répété avec d'autres couleurs donne toujours des résultats conformes (2). Le mélange des couleurs non perçues produit également les mêmes teintes que si les com­ posantes étaient perçues. Bref, nous avons constaté que, malgré la diversité de son origine, l'achromatopsie suggérée présente les mêmes caractères que la spontanée. C'est une paralysie de m ê me nature.

11 est donc probable que, dans l'anesthésie suggérée pour les couleurs, le rayon coloré parvient jusqu'au centre sensoriel et y pénétre, puisqu'il provoque une sensation de couleur complémen­taire. L'achromatopsie suggérée est un trouble central et non un trouble périphérique.

Une expérience d'un autre genre plaide encore dans ce sens. On dit au sujet, en lui montrant un carton blanc, qu'il ne verra pas ce qu'on placera dessus; au réveil, on place sur le carton un carré de papier bleu, et on appelle l'attention du sujet sur le

•  Nous avons fait cette expérience avec le concours de M. Richer.

•  Remarquons en passant que, dans cette anesthésie par suggestion,
l'image consécutive conserva la forme de l'image réelle; une croix
rouge donne lieu à l'image subjective d'une croix verte. Au contraire,
dans l'anesthesie produite par application de l'aimant. l'image consécu­
tive est déformée; à la vision d'une croix rouge succède un vide en
f orme de croix, avec du vert autour. Nous ignorons les causes de cette
différence.

carton qui continue à lui paraître blanc. On peut s'assurer, néan­ moins, que si le sujet n'a point perçu d'une manière consciente, son cerveau n'en a pas moins enregistré, comme une plaque photo­ graphique, toutes les modifications du carton, car on peut déve­ lopper ensuite, rendre visible cette épreuve négative; en d'autres termes, on peut donner au sujet le souvenir conscient du carré bleu posé sur le carton.

Le moyen le plus simple d'y parvenir est l'emploi de l'aimant. Le sujet est invité à se représenter dans son esprit la couleur du carton; tout d'abord il paraît blanc; mais, sous l'influence de l'ai­ mantation, le centre du carton que la malade se représente s'ob­ scurcit, et la malade finit par déclarer qu'elle voit au milieu un petit carré bleu.

Les anesthésies par suggestion dont nous faisons en ce moment l 'étude présentent un caractère important: la systématisation.

Les anesthésies qui se produisent spontanément chez les hysté­ riques sont en quelque sorte diffuses. Quand une malade ne voit pas la couleur rouge, elle ne voit cette couleur dans aucun objet, quelles que soient la forme et la nature de l'objet coloré. Au con­ traire, par suggestion, on arrive facilement à produire des anes- thésies qui portent sur un objet unique et bien déterminé. La malade, par exemple, ne verra pas cette croix de papier rouge en particulier, mais elle verra en même temps toutes les autres figures ou même toutes les autres croix découpées dans le même papier. Ou bien encore, la malade ne voit pas M. X... qui lui a été désigné par la suggestion, mais toutes les autres personnes restent visibles pour elle.

Nous voulons insister sur ce caractère systématique; il donne lieu à une conséquence bien curieuse, on pourrait même dire paradoxale. La suggestion n'enlevant à la malade que la percep­tion d'un objet particulier, il en résulte qu'il faut que le sujet reconnaisse cet objet pour ne pas le voir. Une expérience mettra le fait en pleine lumière. Entre dix cartons en apparence sem­ blables, nous en prenons un que nous montrons à la somnam­ bule, en lui disant: • A votre réveil, vous ne verrez plus ce carton. » A son réveil, nous lui présentons les dis cartons l'un après l'autre; elle les prend chacun à son tour, à l'exception d'un seul, qu'elle parait ne pas voir; c'est celui sur lequel nous avons appelé son attention et que nous avons rendu invisible pendant le somnambulisme. Donc, elle le distingue des autres et elle le reconnaît, puisqu'elle obéit à la suggestion qui l'a rendu invisible.

Il est clair que cette reconnaissance de l'objet invisible con­ fondu avec plusieurs objets semblables n'a rien de surnaturel; la malade s'aide probablement d'un point de repère pour le distin­ guer des autres, comme elle te fait, du reste, quand elle trouve parmi dis cartons celui où la suggestion a fixé un portrait imagi­naire. Les deux expériences ne sont pas sans offrir quelque ana­ logie. Dans un cas comme dans l'autre, limage optique de la carte, avec ses moindres détails, se photographie dans le cerveau de l'hypnotique, et la guide dans ses recherches.

Ce qu'il y a de curieux, c'est que la reconnaissance du carton, qui exige une opération très délicate et très complexe, et un effort d'attention soutenu, aboutit, cependant à un phénomène d'anesthésie. Il est donc probable que cet acte de reconnaissance se passe tout entier dans le domaine inconscient. On peut expli­ quer de la même façon — en admettant que ce soit la une explica­ tion — comment il se fait que, lorsqu'une personne rendue invisible tire son mouchoir de sa poche, le sujet ne voit pas le mouchoir. S'il ne le voit pas, c'est évidemment parce qu'il a constaté que ce mouchoir est sorti de la poche de la personne invisible. On trouve dont; là encore un raisonnement inconscient qui précède, prépare et guide le phénomène d'anesthésie.

11 arrive quelquefois que, voulant produire une anesthésie systématique, on produit un phénomène moins profond, moins accusé, et cependant très intéressant, car il nous achemine vers lu vie normale.

X... étant éveillée, on place sur la table, devant elle, six cartons; elle en voit et en retient le nombre. Nous en prenons un, nous le lui montrons, en lui affirmant qu'il n'existe pas. Après quelque résistance, elle finit par reconnaître que nous ne tenons rien à la main. Ceci fait, on lui demande combien il y a de cartons sur la table, elle en compte cinq, c'est-à-dire six moins l'invisible. Mais si on lui dit de ramasser les cartons et de nous les présenter l'un après l'autre, on constate que celui qu'elle ne ramasse pas et qu'elle laisse sur la table n'est pas toujours le carton rendu invisible: c'est tantôt un carton, tantôt un autre. De plus, si aux six cartons on en ajoute un certain nombre d'autres, sans dire à la malade quel est ce nombre, elle les compte tous, depuis le premier jusqu'au dernier, en comprenant le carton invisible dans sa numération.

Il semble résulter de celte expérience que la suggestion de l'état de veille n'a pas produit chez Je sujet une anesthésie senso­ rielle relative à un carton déterminé, mais plutôt l'idée fixe qu'il y a sur la table cinq cartons seulement. Ce n'est pas une erreur des sens, trouble profond, c'est une erreur de raisonnement; et c'est cette idée fixe qui l'amène à son insu, et par un curieux, phénomène d'inconscience, à laisser de côté un carton, quand il essaye de les compter.

Ne retrouve-t-on pas dans la vie normale quelque chose qui ressemble beaucoup à cette forme atténuée de l'anesthésie ? L'idée préconçue que certains objets occupent une certaine place em­ pêche de les voir ailleurs, quand on les a déplacés. C'est là une particularité que, pour notre part, nous avons souvent observée. Si par hasard une main étrangère enlève un objet qui est habituellement posé sur notre table de travail, nous nous mettrons à le chercher sur la table et nous passerons dis fois devant sa nouvelle place sans l'apercevoir. Ce n'est pas là le seul point de contact entre les faits étranges de l'invisibilité par suggestion et les faits connus de la vie normale. Il est important de remarquer que ces effets d'inhibition psychique se produisent chez les sujets à la suite d'une suggestion à forme négative. L'opérateur procède toujours par négation: « Vous no voyez pas cette personne, dit-il, vous ne sentez pas le contact de ma main, » En d'autres termes, il donne à ses sujets la conviction qu'un objet quelconque n'existe pas. Il est donc permis de conclure qu'à l'état normal, toutes les fois qu'on est dominé par la conviction qu'un objet n'existe pas, cette conviction vous rend aveugle et sourd. S'il est exact de dire que les miracles n'ap­ paraissent qu'à ceux qui les attendent, il convient d'ajouter qu'à l'inverse l'idée préconçue qu'un objet n'existe pas empêche de le voir. On pourrait aussi soutenir que toute négation, loin d'être, comme l'on a prétendu, une simple affirmation retournée, consiste probablement à produire, chez un auditeur normal, un phénomène d'inhibition qui est l'état faible de l'anesthésie systématique, de même que l'affirmation catégorique d'un fait produit, chez l'auditeur normal, un phénomène d'excitation qui est l'état faible de l'hallucination.

 

D'ailleurs, le parti pris ou l'idée préconçue ne sont pas néces­ saires pour produire des effets analogues à l'anesthésie. Le simple t'ait de l'attention, qui consiste dans une concentration de tout l'esprit sur un point unique, a pour résultat d'augmenter l'intensité de ce point et de produire tout autour une zone d'anesthésie; l'attention n'augmente la force de certaines sensa­ tions qu'à la condition d'en affaiblir d'autres. Un fait vraiment curieux achève le rapprochement entre l'anesthésie systématique et les effets négatifs de l'attention. Nous avons vu que l'objet invisible, par exemple un carre rouge, donne lieu, quand on le regarde fixement, à une image consécutive de même forme et de couleur complémentaire; ce qui était invisible dans la vision directe devient visible dans cette sorte de vision consécutive. Il en est de même pour les objets qu'on regarde sans voir, parce que l'attention est orientée dans un autre sens. Il arrive parfois, disent les physiologistes, qu'après avoir regardé un objet, ou obtient une image consécutive dans laquelle on découvre des détails qui avaient échappé à la vision directe.

Quant à déterminer la nature de l'anesthésie systématisée, c'est une question qui nous parait fort difficile. Nous croyons que les sensations produites par l'objet invisible arrivent jusqu'au centre sensoriel, puisqu'elles déterminent des images consécu­ tives; or, le siège cérébral de ces images n'est plus douteux (1). lin outre, la reconnaissance d'un carton invisible entre dix autres semblables et la possibilité de provoquer un souvenir conscient de l'objet invisible prouvent que les centres nerveux de l'hypno­ tique ont photographié l'objet invisible dans tous ses détails, et dans toutes les modifications qu'il a subies pendant l'expérience.

M. Richer a eu l'heureuse idée, (2) de comparer le mécanisme de ces phénomènes à celui de l'amnésie. On sait que pendant tout le temps qu'un souvenir ne répond plus à l'appel volontaire, les modifications matérielles qui constituent son substratum phy­ sique n'en subsistent pas moins, puisque l'amnésie peut être transitoire et guérir. Dans l'anesthésie par suggestion, il se passe quelque chose du même genre; les modifications maté­ rielles correspondant à la perception de l'objet invisible se produisent; mais elles ne sont pas accompagnées de conscience. C'est comme si Je sujet, à mesure qu'il perçoit l'objet invisible, 1 oubliait immédiatement. Ce n'est là, du reste, qu'une compa-raison et nullement une explication.

Tout ce qu'on peut dire de plus précis, c'est que l'anesthésie systématique et les faits du même ordre rentrent dans la grande famille des phénomènes inconscients, où ils forment une classe nouvelle, avec une physionomie bien à part. La difficulté est de savoir quelles sont les différences physiologiques qui séparent une perception consciente d'une anesthésie systématique. Quel que soit le rôle attribué à la conscience, il est évident que l'ap­parition de ce phénomène est liée à certaines conditions maté- rielles des centres nerveux; un état conscient suppose des condi­ tions physiologiques autres que le même état lorsqu'il reste inconscient. On peut donc présumer que la suggestion d'anesthé- sie ne supprime pas seulement le phénomène conscience, mais modifie, dans une certaine mesure, le processus nerveux concom- mitant. D'ailleurs, on ne comprendrait pas une suggestion qui modifierait un phénomène psychique sans entamer le processus nerveux qui en est la base.

Nous n'avons pas encore eu l'occasion de montrer l'action des esthésiogènes sur les anesthésies par suggestion; cette action est bien curieuse; elle supprime l'anesthésie. Une hypnotique, par exemple, a reçu la suggestion qu'elle ne voit pas M. X... debout devant elle; appliquez un aimant derrière sa tête, et au bout de quelque temps l'anesthésie disparaît et M. X... redevient visible. Cette expérience est d'autant plus curieuse que l'aimant possède aussi ta propriété de produire l'anesthésie. Ainsi, suivant les cas, cet agent exerce deux effets inverses; et pour le dire en passant, quand l'action est continue, les deux effets inverses alternent, ce qui donne lieu aux oscillations consécutives.

L'anesthésie systématique est un phénomène relativement simple, accessible à l'observation et à l'expérimentation; il peut, à ce titre, servir d'introduction à l'étude d'autres phénomènes du même ordre qui sont beaucoup plus complexes.

L'anesthésie, comme l'hallucination. comme l'impulsion, sont des phénomènes qui portent sur les parties périphériques de l'in­telligence, sur les sens et sur les mouvements; au contraire, tes phénomènes complexes qui s'y rattachent n'ont rien d'extérieur, ils appartiennent en quelque sorte à la psychologie intérieure, centrale; ils sont situés dans une région qui échappe le plus souvent à l'observation directe. Nous nous bornerons à citer ici comme exemple de ces phénomènes complexes la perte de la mémoire d'une lettre, ou d'un nom, ou de toute une langue. Les anciens magnétiseurs ont souvent répété cette expérience, qui ne manque jamais de produire une forte impression sur leur public. Ils prient un des assistants de monter sur l'estrade, lui font subir quelques passes, puis lui disent tout à coup sur un ton impérieux: « Vous avez oublié votre nom », et alors on voit cette personne faire des signes de dénégation, ouvrir la bouche, essayer de ré­ pondre, se fatiguer en efforts inutiles, et finalement avouer qu'elle ne sait plus comment elle s'appelle. On juge de l'étonnement général. Nous croyons que cette amnésie expérimentale doit être rapprochée de l'anesthésie systématisée; elle est de même ordre; la seule différence, c'est qu'elle porte sur les images du souvenir, au lieu de porter sur les sensations et perceptions extérieures.

Quelques-unes de nos expériences confirment cette idée. Ainsi, quelques jours après avoir rendu invisible M. F..., on constata un effet assez curieux. La malade voyait la personne de M. F..., mais ne le reconnaissait pas, elle ne se rappelait pas son nom, elle avait même oublié qu'il existât une personne de ce nom, bien qu'elle le connaisse depuis tantôt dix ans. L'anesthésie sensorielle suggérée avait produit spontanément, en dehors de toute sug­ gestion, une anesthésie du souvenir.

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