Le Magnetisme Animal

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CHAPITRE XIV

Hypnotisme et responsabilité. Non omnes dormiant qui clausos habent oculos.

L'hypnotisme, touchant au merveilleux par son passé, a eu ce privilège de provoquer la curiosité non seulement des savants, mais encore des gens du monde. Des exhibitions qui n'avaient rien de scientifique ont porté à la connaissance du public un cer- tain nombre de phénomènes susceptibles d'applications criminelles; le sommeil hypnotique et la suggestion ont m ê me figuré dans plusieurs drames judiciaires (1); ce n'est donc pas sans raison que i un de nous a, le premier, appelé l'attention sur l'étude de l'hypnotisme au point de vue médico-légal, dans une note où il n'était question que du grand hypnotisme caractérisé par des symptômes d'ordre somatique (2). Depuis celle époque M. Lié­ geois (3) a communiqué à l'Académie des sciences morales et poli­ tiques un mémoire sur le même sujet envisagé à un point de vue un peu différent, et qui a été le point de départ de vives discussions.

•  Tardieu, Etude médico-légale sur les attentais aux mœurs, pp. 88 et
suiv., Paris, 1878. — Brouardel, Accusation de viol accompli pendant le
s
ommeil hypnotique (Annales d'hygiène et de médecine légale, janvier (1879),
Motet, Annales medico-psychologiques, 1881, p, 468, etc.

•  Ch. Féré, les Hypnotiques hystériques considérées comme sujets d'ex­
périence en médecine mentale; illusions., hallucinations, impulsions irré­
sistibles provoquées; leur importance au point de vue médico-légal (Société
médico-psychologique,
mai 1883. — J . Charpignon (R apports du magnétisme
avec la jurisprudence et la médecine légale, s'est surtout préoccupé
du rechercher si la pratique du magnétisme ne peut pas constituer le
delit d'exercice illégal de la médecine.

•  Liégeois, De la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit
civil et le droit criminel. (Ac. des sc. m. et p.,
avril et mai 1884. )

Nous croyons utile de reprendre cette question qui, d'ailleurs, mérite d'être développée.

La plupart des auteurs qui l'ont traitée se sont surtout préoc­ cupés de mettre en relief la possibilité d'accomplir des actes criminels à l'aide de l'hypnotisme; mais ils ne se sont pas préoccupés de la question de preuve. Ils ne se sont pas deman­dé à quelles conditions les juges pourraient admettre la réalité des faits d'hypnotisme invoqués devant eux. Ils n'ont pas compris que, dans une étude médico-légale, la démonstration de l'état hypnotique est la première et la plus importante de toutes les questions; les autres s'effacent devant elle; si l'hypnotisme n'est pas prouvé, toutes les conséquences qu'on en tire deviennent illu­ soires. Est-il besoin d'ajouter qu'une démonstration scientifique de l'hypnotisme ne petit être faite qu'au moyen de signes objectifs et matériels ? Plusieurs observateurs ont admis comme preuves la bonne foi et l'honorabilité des sujets; mais ces mots ne corres­pondent à aucun signe objectif qui s'impose; les preuves morales restent toujours personnelles à celui qui les invoque; il n'y a pas à en tenir compte dans une étude médico-légale. Comment espérer convaincre des juges de la réalité d'un état dont tous les phéno­ mènes peuvent être simulés? Admettre l'hypnotisme sur des preuves morales serait ouvrir la porte à des abus innombrables et de la plus haute gravité.

En somme, voici en quels termes se pose la question médico- légale. Un individu se présente à la justice en prétendant qu'il a été victime d'une violence quelconque, ou d'une suggestion, pen­ dant qu'il était plongé en état hypnotique; la vraisemblance de son affirmation peut être admise s'il est prouvé expérimentalement qu'il est bypnotisable, et qu'il présente un certain nombre de phénomènes objectifs caractéristiques, mais cette preuve ne peut être faite que s'il se soumet volontairement à l'expérience.

D'autre part, un individu accusé d'un crime ou d'un délit peut objecter qu'il a agi sous l'influence d'une impulsion suggérée pen- dant le sommeil hypnotique. Dans ce cas, comme dans le précé­ dent, il est nécessaire d'établir matériellement que le sujet est hypnotisable.

Règle générale, toutes les fois qu'un individu invoque l'hypno­ tisme devant la justice, il doit en faire la preuve et, par consé­ quent, se soumettre à une expertise fondée sur l'expérimentation.

Une autre situation est à prévoir; il peut arriver qu'on soup­ çonne un témoin de faire une déposition dictée par une sugges­ tion hypnotique. Si l'on établit matériellement le fait même de la suggestion, on démontrera par voie de conséquence l'existence du faux témoignage. Si le fait matériel ne peut être établi, la difficulté est à peu près insurmontable; car on ne peut pas exiger d'un individu qu'il se soumette à l'hypnotisation, pas plus qu'à l'épreuve du chloroforme ou du haschich.

A quelles conditions un expert peut-il affirmer qu'un individu est hypnotisable ? C'est à la condition que ce sujet endormi présente des phénomènes physiques, et qu'il appartienne à la catégorie du grand hypnotisme; le grand hypnotisme peut, d'ailleurs, se pré­senter soit à l'état complet, soit à l'état fruste, c'est-à-dire qu'un certain nombre de phénomènes classiques peut manquer chez un sujet donné, sans que pour cela l'aspect général soit altéré s'il reste suffisamment de phénomènes caractéristiques.

Dans le petit hypnotisme, dans les états décrits sous les noms de fascination, de sommeil magnétique, etc., les sujets paraissent doués d'une suggestibilité particulière; on peut développer sur eux des états cataleptoïdes, des rigidités musculaires, des attitudes fixes, des paralysies, des anesthésies, des hallucinations diverses, des impulsions; mais non pas les états spéciaux et nettement caractérisés décrits plus haut sous les noms de catalepsie, de léthargie, de somnambulisme provoqué. Ces sujets n'offrent qu'un très petit nombre de phénomènes somatiques. qui n'ont point encore été l'objet d'une étude nosographique régulière. 11 faut donc redoubler d'attention et de sévérité dans l'examen des faits, car, en dehors des phénomènes physiques, il n'y a aucun critérium. Jusqu'à plus ample informé, tout individu qui ne présente aucun caractère physique de l'hypnotisme ne peut pas l'invoquer à son bénéfice. H est impossible de marquer autre- ment, dans la pratique, la limite de la suggestibilité normale.

Après avoir établi comment l'expert peut s'assurer qu'un sujet est hypnotisable, nous avons à examiner un grand nombre d'autres questions, il faut se rendre compte des conditions parti­ culières dans lesquelles il est possible d'admettre la vraisem­ blance d'une hypnotisation.

Le sommeil hypnotique, que l'on produit avec tant de peine et de lenteur, chez les sujets neufs s'établit chez les sujets entraînés Biset et Féré. 18 avec une rapidité effrayante. Il nous suffit de faire un geste brusque devant quelques-unes do nos malades pour les hypnotiser immédiatement. Cette manoeuvre peut être accomplie indifférem­ ment dans tous les endroits et à toutes Ses heures du jour. Si nous rencontrons une de nos malades traversant une cour, avec un cri ou un geste brusque, nous l'arrêtons au passage et nous l'immobilisons en catalepsie. Il faut savoir que le réveil peut s'opérer avec la même instantanéité, par un souffle sur les yeux ou sur le front. On peut donc produire un sommeil hypnotique et le faire cesser pendant un temps extrêmement court, et pour ainsi dire entre deux portes. C'est un fait qui présente quelque importance au point de vue médico-légal. De plus, un sommeil de très peu de durée peut être suffisant pour donner une suggestion. Nous avons observé que dans l'espace de quinze secondes nous pouvons endormir un de nos sujets en léthargie, produire le somnambulisme, lui donner une suggestion d'actes et le réveiller. Il pourrait donc arriver qu'un individu profilât des quinze, secondes pendant lesquelles il s'est trouvé seul avec un sujet hypnotisable pour lui inculquer une idée, une hallucination ou une impulsion. On ne devra pas soutenir l'impossibilité du fait en se fondant sur une question de temps, car le temps néces­ saire pour endormir et suggestionner est extrêmement court chez les sujets exercés.

De plus, l'expérience montre qu'il ne faut pas s'en remettre, pour apprécier la durée du sommeil hypnotique, au témoignage du sujet. Le sujet ne mesure pas le temps pendant lequel on le laisse endormi; s'il essaye de le faire, il commet les erreurs les plus grossières. Ainsi, une de nos malades que nous endormons pendant dix à vingt secondes croit avoir dormi une heure; les autres font des méprises tout aussi fortes. L'hypnotique manque de points de repère pour mesurer le vide que le sommeil produit dans la trame de sa vie normale. On ne doit donc pas rejeter la réalité d'une suggestion hypnotique en se fondant sur ce que l'expérimentateur est resté pendant moins d'une minute en contact avec le sujet, et que le sujet prétend avoir dormi pendant des heures.

L'hypnotique sait-il seulement qu'on l'a endormi? Nous ne possédons malheureusement sur ce point que des documents peu nombreux. Quelques-uns des sujets sur lesquels nous faisons des expériences pendant toute une matinée no savent pas combien de fois on les a endormis et réveillés, mais ils savent en général qu'on les a endormis; le signe qui le leur apprend est une impression de froid, un frisson qui dure souvent longtemps après le réveil. Mais ce signe n'a pas grande valeur; car non seulement il peut manquer, mais encore on pourrait l'effacer par suggestion; il est d'ailleurs d'autant moins marqué que le som­ meil a été moins prolongé.

On observe souvent dans le grand hypnotisme l'oubli au réveil de tout ce qui s'est passé pendant le sommeil hypnotique. Cet oubli est complet lorsque l'expérimentateur a eu soin de dire au sujet endormi qu'il ne se souviendrait absolument de rien; l'oubli est aussi rendu plus profond lorsque le sujet n'a pas été ramené immédiatement à l'état de veille, mais a passé du somnambulisme à la léthargie, puis de la léthargie au somnambulisme, et de là à l'état de veille. Au contraire, l'amnésie est souvent incomplète lorsque le sujet est réveillé immédiatement après le fait dont il doit se souvenir. Alors le souvenir persiste à l'état de veille avec plus ou moins d'intensité. L'hypnotique nous parait être dans la même situation qu'un donneur qui s'éveille; il se rappelle vague­ ment les choses qu'il a vues, ou qu'on lui a dites pendant son sommeil, il lui semble que c'est un rêve. Enfin, les événements qui se sont passés pendant l'hypnose se réveillent avec une grande énergie, quand ils peuvent être rappelés par un objet ou «ne circonstance extérieure quelconque.

On voit donc qu'il est impossible de faire de l'oubli au réveil u ne règle absolue; en réalité, tous les cas peuvent se présenter, depuis l'oubli le plus profond jusqu'au souvenir le plus lucide. Tous ces cas méritent d'être considérés avec soin au point de vue médico-légal.

La plus importante de toutes les situations est celle d'une amnésie suggérée. H faut toujours avoir présent à l'esprit ce fait qu'un individu a pu faire perdre par suggestion à l'hypnotisé la mémoire de tout ce qu'il lui a fait subir pendant l'hypnose.

Celte absence de souvenir, qui peut exister spontanément ou être réalisée artificiellement, est possible même lorsque le sujet a subi une violence qui a provoqué un ébranlement douloureux plus ou moins durable. Dans le cours d'une expérience, un de nos sujets en état de léthargie tombe de son haut et se choque violemment la tête contre le sol. Celte excitation ne suffit pas à provoquer le réveil, qui n'eut lieu que quelque temps après, par un souffle sur le visage. Revenu à lui, le sujet s'étonne d'avoir la tête endolorie, il a la sensation d'un violent coup de poing ou d'un choc, mais il ne comprend pas d'où cela peut venir. Nous nous croyons donc en droit de dire que, pendant le grand hypno­ tisme, un sujet peut subir les violences les plus variées sans en conserver aucun souvenir ni aucune sensation, si la violence n'a pas déterminé de lésions persistantes, telles que l'attrition des tissus résultant d'un choc violent, etc. Nous croyons même qu'il est possible que le sujet endormi subisse dans cet état, et par conséquent sans pouvoir se défendre, une tentative de viol.

À côté du sujet qui a tout oublié, il faut placer le sujet qui prétend avoir tout retenu. Quelle confiance doit-on accorder à son récit? La question est grave. Il peut se présenter ici un grand nombre d'hypothèses.

Tout d'abord, il est possible que l'hypnotique soit de bonne foi, et en même temps victime d'une illusion. Il faut savoir que l e sujet qui se trouve, au réveil, affligé d'une blessure, d'un accident grave ou rebutant, a l'habitude d'en chercher l'explica­ tion; quelquefois, il imagine lui-même cette explication; d'autres fois, il l'accepte d'un tiers, mais dans tous les cas il finit par se suggérer qu'il a vu les choses se passer de la façon dont il les explique; en d'autres termes, l'explication aboutit à une hallucina­tion de la mémoire. Ainsi, telle malade qui, pendant le sommeil, aura reçu un coup d'un tiers peut s'imaginer avoir fait une chute, expliquant sa blessure, et elle soutiendra avec la plus grande conviction la réalité de cette chute imaginaire. Le médecin-légiste doit être en garde contre ces commentaires et ces explications dont l'hypnotique se sert pour rendre compte des accidents qui lui arrivent. L'affirmation de l'hypnotique ne doit pas être acceptée sans contrôle.

L'erreur de l'hypnotique peut provenir d'une autre cause, de la suggestion de l'expérimentateur, qui lui a inculqué un souvenir faux. Il est impossible à l'expert de s'orienter au milieu de tous ces phénomènes, et de déclarer catégoriquement: les choses se sont passées ainsi.

Enfin, dernière hypothèse, l'hypnotique, qui rend compte à l'état de veille de tout ce qui a eu lieu pendant son sommeil, peut simu1er. Ce danger de la simulation existe en tout état de cause, quel que soit l'état somatique du sujet. Alors même qu'on est en présence d'une grande hypnotique, ii ne faut pas écouter aveu­glément tout ce qu'elle raconte. L'instruction peut retenir un témoignage et en faire le cas que bon lui semble, en s'appuyant sur les autres faits de la cause: niais l'expert n'a pas à entrer dans cette voie.

Nous avons jusqu'ici considéré le sujet à l'état de repos; pre­ nons-le maintenant à l'état d'activité sous l'influence de sugges­tions ou même d'excitations.

Commençons par l'étude des hallucinations: l'hypnotique peut être amenée, par exemple, à faire erreur sur l'identité d'une personne ou à accepter la présence d'une personne absente dont elle reconnaîtrait les traits, la voix, etc. On comprendra les conséquences possibles de cette illusion ou de cette hallucination, si un acte délictueux ou criminel venait à être commis sur l'hyp­ notique ou devant elle dans ces circonstances; il en résulterait une accusation portant sur un innocent et qui serait soutenue avec la conviction la plus profonde. L'illusion ou l'hallucination peut porter sur l'acte lui-même et conduire à des conséquences analogues.

Quelques auteurs sont revenus récemment sur cette question, dont nous avions depuis longtemps déjà signalé l'importance. Ils ont imaginé des expériences dramatiques mettant en lumière ces applications criminelles de l'hallucination hypnotique. Nous croyons inutile de les reproduire.

II est beaucoup plus important, à notre sens, de rechercher à quelles conditions ces faits d'hallucinations rétrospectives peuvent être apportés à la justice. Comme nous l'avons déjà dit, la question médico-légale de l'hypnotisme se réduit à une question de diagnostic, et on peut ajouter que tout ce qui n'est pas diagnostic dans les questions légales relatives aux hypnotiques est en dehors de la compétence du médecin. L'expert n'a pas à établir la réalité d'un fait de suggestion, mais sa possibilité ; et pour cela, il doit établir expérimentalement que l'on peut reproduire chez tel sujet, à l'aide d'une suggestion hypnotique, les phénomènes en cause. La question revient donc a savoir quels sont les signes objectifs démontrant la réalité des hallucinations qu'on peut provoquer chez un sujet déterminé.

Nous insisterons surtout sur les hallucinations de la vue, parce que ce sont celles-l à qui sont les plus faciles à explorer, et elles nous permettent de déduire la sincérité des hallucinations des autres sens.

Les hallucinations de la vue, que l'on peut provoquer par sug­ gestion verbale ou par tout autre procédé, ont pour caractères principaux de pouvoir être dédoublées par la présence d'un prisme devant un des yeux ou par la déviation mécanique. Leur objet peut être grossi ou diminué de volume par la lorgnette, il peut être réfléchi et rendu symétrique par un miroir. S'il s'agit d'un objet coloré, il peut donner lieu à la sensation subjective d'une couleur complémentaire; s'il s'agit d'une hallucination unilatérale, l'action de l'aimant peut la faire passer du côté op­posé; enfin, si on fait approcher ou éloigner l'objet imaginaire, on voit la pupille se dilater ou se rétrécir proportionnellement; or, ces mouvements d'accommodation ne peuvent être produits volontairement que par de très rares sujets et dans des conditions connues.

Ajoutons que, pendant la durée do l'hallucination visuelle, la sensibilité générale de l'œil est profondément modifiée chez cer- tains sujets; en effet, dans l'état cataleptique, la conjonctive et la cornée, en dehors du champ pupillaire, sont en général insen­ sibles. Sur la plupart des sujets, on peut les toucher avec un corps étranger, sans provoquer de réflexes palpébraux; chez P..., par exemple, sitôt qu'on a développé une hallucination vi­suelle, la sensibilité des membranes externes de l' œ il revient dans l'état où elle était pendant la veille.

Tous ces signes permettent à l'expert de savoir si tel ou tel sujet peut ou non être halluciné par suggestion, mais ils n'établissent nullement si en fait le sujet a été halluciné réellement. C'est là une question distincte, qu'il appartient à l'instruction d'élucider.

A côté de l'hallucination se place l'anesithésie systématique, qui lui sert de contre-partie. On peut suggérer à un sujet, devant le­ quel un crime ou un délit doit se commettre, qu'il ne verra pas telle ou telle personne. La possibilité de cette suggestion permet­ trait à un criminel d'écarter un témoin gênant, et l'hypnotique viendrait ensuite, de la meilleure foi du monde, affirmer à la jus-t ice qu'il n'a rien vu, rien entendu, rien senti.

Il nous suffira de rappeler que les preuves de l'anesthésie

systématique sont nombreuses. La première est celle du gong chinois. Un sujet hypnotisable que le bruit du gong rend instan­ tanément cataleptique ne tombe plus en catalepsie lorsqu'on frappe le gong après avoir supprimé par suggestion la percep­ tion de cet instrument. Une seconde épreuve est tirée des couleurs complémentaires. Lorsqu'on suggère à un sujet qu'il no voit plus la couleur rouge, la fixation d'un carré rouge invisible pen­ dant un certain temps produit une image consécutive verte. Enfin, l'action de l'aimant imprime à l'anesthésie systématique un ca-ractère tout particulier. A ces signes, l'expert pourra reconnaître s'il peut produire chez un sujet donné, mis en état d'hypnotisme, des anesthésies bien authentiques.

Il est possible, dans l'état de somnambulisme provoqué, de sug­gérer des idées fixes, des impulsions irrésistibles auxquelles l'hyp­ notique réveillée obéira avec une précision mathématique. On pourra faire écrire au sujet des promesses, des reconnaissances de dettes, des aveux, des confessions de nature à lui faire le plus grand tort. On peut encore, en l'armant, lui faire commettre tel crime que l'on voudra bien imaginer. Nous pourrions citer un certain nombre d'actes, au moins inconvenants, commis par des hystériques, et qui n'étaient autre chose que des miniatures de crimes expérimentaux accomplis par un sujet inconscient, dirigé par un coupable resté inconnu. Un grand nombre de fois, à la Salp ê trière, on a mis entre les mains d'une hypnotique un coupe papier, en lui disant que c'était un poignard, et on lui a donne l'ordre d'assassiner un des assistants. A sou réveil, la malade tourne autour de sa victime, et la frappe tout à coup avec une violence telle qu'on hésite à se prêter à ce genre d'expérience On a également suggéré au sujet l'idée de dérober des objets, par exemple des photographies, etc.

Ces faits montrent que l'hypnotique peut devenir un instrument de crime d'une effrayante précision et d'autant plus terrible que, immédiatement après l'accomplissement de l'acte, tout peut être oublié, l'impulsion, le sommeil et celui qui l'a provoqué.

H faut noter quelques-uns des caractères de ces actes suggérés qui les rendent particulièrement dangereux. Ces impulsions sont susceptibles de donner lieu à des actes délictueux ou criminels, dont la nature peut varier pour ainsi dire à l'infini, mais qui con­ servent le caractère à peu près constant d'une impulsion irrésis-

tible avec conscience; c'est-à-dire que le sujet parfaitement pré­ sent et ayant la conscience de son identité ne peut lutter contre la force qui le pousse à exécuter un acte que d'ailleurs il peut réprouver. Poussé au but par une force en quelque sorte fatale, l'hypnotique n'a pas ces doutes et ces hésitations d'un criminel qui agit spontanément; il se comporte avec une tranquillité et une sûreté qui assureraient, le cas échéant, le succès de son crime. Quelques-unes de nos malades n'ignorent pas cette puissance de la suggestion; et lorsqu'elles veulent absolument commettre un acte pour lequel elles craignent que le courage ou l'audace leur manquent au dernier moment, elles ont soin de se le faire sug­gérer par leurs compagnes.

Enfin, ce qui augmente le danger de ces suggestions crimi­ nelles, c'est que l'acte peut, à la volonté de l'expérimentateur, être accompli plusieurs heures, plusieurs jours peut-être après la suggestion; les faits de cet ordre qui ont été rapportés pour la première fois par M. Ch. Richet ne sont point exceptionnels, nous en avons observé un assez grand nombre.

La réalité des faits de ce genre ne peut pas être niée aujour­ d'hui; mais lorsqu'il s'agit d'en faire la preuve dans un cas donné, la difficulté est très grande. En effet, nous n'avons pas pour les actes impulsifs le même critérium objectif que pour les hallucinations, les paralysies du mouvement et de la sensibilité. L'expert fera donc bien de rester sur la réserve.

En somme, le principal caractère des faits de suggestion est la perle de souvenir; l'hypnotique ne sait ni de qui, ni quand, ni comment il a reçu la suggestion. Celte amnésie peut être sponta­ née ou produite par suggestion. Mais cette amnésie, est un phéno­mène de l'état de veille; elle disparait quand on plonge de nouveau le sujet dans l'état hypnotique; alors le souvenir de tout ce qui s'est passé pendant l'hypnose se reconstitue, et le sujet peut indi­ quer avec une précision souvent remarquable l'auteur de la sug­gestion, le lieu, le jour et l'heure où la suggestion a été exercée sur lui, à moins que par une suggestion spéciale on ne lui ait ordonné de tout oublier. C'est donc ici le moment de se demander si un inculpé qui invoque une suggestion hypnotique pour sa dé­ fense, et qui se soumet à l'expérimentation, peut être interrogé avec profit alors même qu'il offre tous les caractères somatiques propres au sommeil somnambulique, et qu'on est s û r d'être à l'abri

de toute supercherie. Nous avons eu l'occasion de montrer que certains sujets sont capables de faire des réticences dans cet état; et M. Pitres a montré que le mensonge n'est pas impossible. Un h ypnotisable peut être en même temps un criminel; et il ne faut admettre la suggestion qu'autant qu'on en a pu faire la preuve matérielle, ou qu'au moins les faits de la cause permettent de la déduire nécessairement.

La simulation ne serait pas le seul écueil d'un interrogatoire fait pendant le somnambulisme. 11 pourrait arriver qu'un magis­ trat ou un médecin, par l'insistance qu'il mettrait dans ses ques­ tions, et par l'autorité de sa voix, donnât à son insu des sugges­ tions qui modifieraient les souvenirs de l'hypnotique, et feraient naître en lui des hallucinations de la mémoire. Enfin, dernier dan­ger, il est à prévoir que les interrogations faites au sujet pourraient échouer contre une suggestion plus ancienne, par laquelle on aurait défendu à l'hypnotique de parler de certains événements. Il est vrai qu'avec un peu d'habileté, on parvient à lever cette défense, par exemple en revêtant par suggestion la personnalité du premier opérateur. Mais les faits cités plus haut suffisent à montrer que l'interrogatoire d'un hypnotique n'offre pas des garanties suffisantes de sincérité.

A plus forte raison doit-on repousser la question par l'hypno­tisme. On s'est demandé s'il ne serait pas permis de tirer parti de l 'hypnotisation pour endormir un prévenu ou un accusé malgré lui, et obtenir des aveux ou des renseignements sur les faits de l'accusation. Ce procédé, qui rappellerait celui de la torture, au­ rait le m ê me danger: celui de faire confesser au prévenu des crimes dont il ne serait pas coupable.

Pour nous résumer, nous dirons que la suggestibilité morbide, qu'elle soit mise en jeu pendant l'hypnotisme, en dehors de l'hyp­notisme, chez des hypnotisables ou chez des névropathes, ne peut être établie que d'après les caractères physiques fournis par le sujet. Le médecin expert, dont le rôle est d'éclairer la justice et non de lui arracher des coupables, doit se borner à cette étude.

Il peut établir expérimentalement que tel sujet est ou non hyp-notisable et que, dans l'hypnotisme ou sous l'influence d'une sug­ gestion hypnotique, on peut reproduire sur lui les phénomènes en cause; ruais il ne peut mettre en évidence que la possibilité du fait; c'est à l'instruction d'en établir la réalité.

La preuve de la suggestion une fois faite, il reste à savoir quelle est la responsabilité pénale et morale de l'individu qui a agi sous l'influence d'une suggestion hypnotique. Quelques auteurs se sont trop hâtés, à notre avis, de décider que la respon­sabilité morale du sujet est complètement nulle. On doit tout au moins lui demander raison du consentement qu'il a donné, dans le cas où il n'a pas été hypnotisé par surprise, violence ou dol. Alors même qu'il ignorait le but que l'opérateur se proposait, en l'hypnotisant, il doit être déclaré responsable d'avoir aliéné vo­ lontairement sa liberté. C'est là un principe de droit certain. A plus forte raison devrait-on conclure en ce sens, si l'hypnoti­ que savait d'avance, avant d'être endormi, à quelle entreprise criminelle on se proposait de l'employer. Il y a là une hypothèse qui n'est nullement irréalisable.

On trouvera peut-être un jour, dans quelque bande d'escrocs ou d'assassins, un sujet hypnotisable qui, de son plein gré, se- prêtait à des suggestions criminelles; l'utilité de la suggestion, en pareille circonstance, se comprend, car les personnes qui agissent sous l'empire d'une suggestion hypnotique ont plus d'audace, de courage, et même d'intelligence que lorsqu'elles agissent de leur propre mouvement.

Alors m ê me que l'hypnotique a été endormi sans son consente­ ment, qu'il a été capté et suggestionné pendant la veille et que par conséquent il n'a encouru aucune responsabilité morale, on ne saurait admettre que la société n'a pas le droit de se défendre contre un malade aussi dangereux. Jusqu'ici, l'hypnotisme n'a figuré que très accidentellement en justice. Mais demain, les choses peuvent changer, et la suggestion entrera peut-être dans la pratique criminelle courante. Aucun criminaliste ne soutiendra que la société doit rester désarmée contre un pareil danger. Les hypnotiques criminels devront être traités comme les aliénés criminels (1).

Dès que la possibilité de la guérison d'un certain nombre de troubles nerveux par l'hypnotisme est établie, il n'est pas dou­ teux que les médecins soient en droit de l'utiliser sous les mêmes réserves que toute autre méthode thérapeutique. La responsa­ bilité du médecin est d'autant moins engagée qu'il s'agit d'une

(1) Nous sommes heureux do voir cette opinion partagée par M. Tarde, la Criminalité comparée, 1 vol. in-18 F. Alcan, 1886, p. 142.

affection qui a plus résisté à d'autres moyens, qu'il s'est mieux assuré du consentement du malade et de l'assistance de ses pro­ ches, et qu'enfin il est plus en mesure d'établir qu'il a agi pru- demment après avoir pris connaissance de tous les dangers qu'il pouvait faire courir au patient et après avoir pris ses précautions contre ces risques.

Quant au droit à l'expérimentation proprement dite, on peut faire quelques réserves.

Des faits récents observés principalement en Italie semblent indiquer que les pratiques hypnotiques sont susceptibles de déter­ miner des troubles nerveux permanents. Faut-il en déduire que l'expérimentation doit être interdite ? Ce serait admettre qu'il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à connaître. Mais il n'est pas douteux que le préjudice doit être réparé par ceux qui le cau­ sent, et on ne peut pas soutenir qu'une catégorie d'individus puisse échapper à cette responsabilité sous le couvert d'un diplôme. Si, au lieu de considérer l'intérêt du patient, on ne considérait que le but de l'expérimentation, il pourrait arriver que, sous prétexte d'éclairer les problèmes les plus élevés de la physiologie ou de la psychologie, des chercheurs insuffisamment armés de connais­ sances anatomiques, physiologiques ou thérapeutiques, en vins­ sent à mettre en péril la vie des sujets qui se seraient livrés à eux. L'ignorance du danger ne doit pas servir d'excuse à l'expé­ rimentateur imprudent.

C'est à ces seules conditions que l'on peut admettre l'expéri­ mentation sur l'homme, qui, soit dit en passant, n'a rien qui doive choquer. C'est une pratique en quelque sorte journalière: dans les laboratoires et dans les hôpitaux, nombre de malades ou d'étu­ diants se soumettent volontairement à l'action des médicaments ou des excitants physiologiques; l'expérimentation hypnotique peut se faire sans inconvénient dans les mêmes conditions et sous les mêmes garanties.

Quant à la publicité des expériences, on doit la réprouver au même litre que la publicité des dissections cadavériques et des vivisections; et il est certain que les exhibitions hypnotiques peuvent présenter plus d'inconvénients, puisqu'elles sont suscep­ tibles de déterminer des troubles nerveux même chez les sujets qui ne se soumettent pas personnellement aux expériences.

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